l’Iran, en quête de justice

• Mar 6th, 2010 • Category: Interviews

Propos recueillis par Marie-Claude Decamps et Gilles Paris

Depuis la réélection contestée du président Mahmoud Ahmadinejad en juin 2009, les manifestations se sont succédé en Iran en dépit d’une forte répression. Prérévolution ? Contestation des dérives du gouvernement ? Que se passe-t-il vraiment dans la République islamique ?

Ce qui se passe en Iran ? Tout le monde voit bien qu’il existe un mouvement de dissidence, une protestation contre le système, – et pas seulement le gouvernement et Ahmadinejad, mais tout le système et ses institutions. Ce mouvement a débuté en apparence avec la réélection frauduleuse du président Ahmadinejad en juin 2009, mais en fait, les bases de cette contestation étaient là depuis longtemps. Par exemple, déjà sous la présidence réformatrice de Mohammad Khatami (1997-2005), elles étaient déjà dans la tête des gens, dans les universités notamment.

C’est l’élection de juin dernier qui a permis à tout cela d’éclater au grand jour : ce mouvement a trouvé là une opportunité pour s’exprimer ouvertement. Depuis, le mouvement connaît des hauts et des bas. Actuellement, il y a une sorte d’étiage, comme on l’a vu le 11 février pour le 31e anniversaire de la révolution de 1979, même s’il ne faut pas surestimer ce passage à vide, on y reviendra.

D’un point de vue théorique, et c’est cela le plus important, la République islamique traverse une crise extrêmement sérieuse. On n’y prêtait pas attention, mais il y a toujours eu des tensions internes. La République islamique a compté dès le début des principes indéfendables, comme celui du Velayat e-faqih (qui institue la primauté du religieux sur le politique).

Beaucoup de choses n’ont jamais été définies : la dissidence politique est-elle un délit ? Que veut dire la notion de liberté, où sont ses limites et celles de la presse ? Que veulent dire Parlement et élections ? Tout cela a évolué avec la révolution sans qu’on y mette de l’ordre. Le système a pu se débrouiller ainsi un certain temps, mais ce n’est plus possible trente ans après. Surtout dans une société de plus en plus jeune et éduquée, qui perçoit clairement la situation et ne reçoit que de vagues réponses à ses questions de clarification.

Justement ce pouvoir sans cesse radicalisé, quelle est sa nature aujourd’hui ?

C’est une tyrannie religieuse, sans aucun doute. Le Velayat e-faqih est un despotisme religieux qui a remplacé le despotisme monarchique du chah. A l’époque, les slogans révolutionnaires parlaient d’offrir au pays, la liberté, l’indépendance et la République islamique. Mais au final, ce qui a émergé, c’est ce despotisme religieux.

L’ayatollah Khomeyni (fondateur du régime) n’a jamais aimé l’idée de démocratie, c’est lui qui s’est opposé à ce qu’elle soit mentionnée dans la définition de la République islamique. Car, à ses yeux, l’islam contenait tout : la liberté, la démocratie, la justice, le républicanisme, une économie équitable. Ils ont vendu cette idée simpliste aux gens, et je dois avouer que nous l’avons achetée à ce moment-là.

C’est plus tard qu’on a compris que rien n’était clair. Même pour eux. On le voit aujourd’hui jusque dans le débat qui s’est ouvert sur la question de la compatibilité des sciences humaines avec l’islam : comme les sciences humaines concernent la philosophie et la politique, rien ne peut en sortir, forcément. Tout cela explique que la crise s’aggrave et qu’ils cherchent partout des responsables, parfois à l’étranger, parfois à l’intérieur. Sans succès. Le seul outil qu’ils peuvent utiliser, c’est une répression accrue.

Un legs positif de la révolution c’est l’accroissement du nombre d’étudiants, 200 000 il y a trente ans, 2 millions aujourd’hui. Si on ajoute leurs familles, cela fait 10 millions de personnes, dans tout le pays. Ce qui veut dire qu’une partie importante de la population est capable de comprendre ce qui se passe, peut l’expliquer, l’analyser, et qu’on ne peut plus la tromper avec des arguments fallacieux.

Le mouvement “vert” de contestation est spontané, désorganisé. Que veut-il vraiment ?

Il n’y a pas une unanimité, les gens ont des opinions évidemment différentes mais, à mon avis, on ne peut expliquer ce qui se passe avec des grilles de lecture gauche-droite, ou séculier-non séculier. Le coeur du problème, qui remonte à plus d’un siècle, c’est la lutte contre la tyrannie.

C’est le problème de ce pays depuis des décennies. Cela a commencé avec la révolution constitutionnelle de 1906. C’était contre la tyrannie monarchique, comme pour la Révolution française. Ce que les gens réclamaient, c’était avant tout la justice. Du temps du chah (Mohammad Reza Pahlavi) c’était pareil : ce qui manquait, c’était aussi la justice. Aujourd’hui on en est toujours au même point.

Ce que les gens réclament dans la rue, c’est la justice, avant même la liberté. Ils ne discutent pas de la nature d’un éventuel prochain régime, ce qu’ils veulent, c’est la justice. Le problème reste central car la partie la plus corrompue du régime aujourd’hui, c’est le pouvoir judiciaire.

C’est pourquoi je crois que la notion de sécularisme ne compte que pour une minorité, comme la notion de liberté n’est importante que pour les intellectuels, pour une classe limitée.

Que la direction du pouvoir judiciaire soit élue et non nommée par le Guide suprême, Ali Khamenei, serait une avancée. Mon expérience m’a montré que le coeur de la démocratie occidentale, c’est précisément l’indépendance du système judiciaire. Vous pouvez avoir des élections, un Parlement, une presse, mais si le pouvoir judiciaire est corrompu, tout est compromis, c’est le pilier de la démocratie. En Iran, il faut que le pouvoir judiciaire soit suffisamment indépendant.

Comment le faire sans changer tout le système ?

Faut-il une révolution, un changement holistique ou bien une simple évolution ? Je ne prône pas une révolution. Deux révolutions en une génération, c’est trop. Les révolutions ont des conséquences très douloureuses, des bains de sang, la violence… Je sais que les révolutions ne se planifient pas, elles arrivent, mais on peut les prévenir. Et, à part quelques jeunes qui n’ont pas connu la révolution (de 1979), peu de gens y sont sans doute prêts.

Le Guide suprême Khamenei est-il capable de changer le cours des choses ?

En apparence, le Guide ne semble pas prêt à cela. Je ne pense pas qu’il ait quoi que ce soit en tête qui puisse préparer un changement. Mais, cela, c’est ce qu’on voit de l’extérieur. En profondeur, au sein du gouvernement, (l’ancien président de la République toujours puissant dans les rouages du pouvoir) Hachémi Rafsandjani a ses propres supporteurs…

Des gens comprennent que la crise est sérieuse. Le Guide suprême n’est plus tout à fait le Guide suprême. Les gardiens de la révolution (l’armée idéologique du régime) ont la haute main sur beaucoup de choses : c’est du donnant-donnant entre les différentes factions du régime.

Les fondamentalistes qui soutiennent M. Ahmadinejad, qui croit lui-même au retour du Mahdi, l’imam caché des chiites, pèsent lourd dans cette équation…

C’est exact, mais le fondamentalisme produit son opposé, au sens hegélien, ça ne peut pas continuer comme ça. Je crois que lorsqu’il parle du Mahdi, M. Ahmadinejad est sincère. C’est un homme sans culture, ce qu’il dit sur le nucléaire témoigne de son ignorance.

Cette ignorance explique qu’il soit très superstitieux. Mais un changement doit se produire, sinon tout le monde a tout à perdre. D’autant que le Guide suprême, qui n’a pas accès à Internet, est coupé de tout. Il est devenu prisonnier de son propre système, dans lequel les gardiens de la révolution et les membres de son bureau sont importants. Hachémi (Rafsandjani) s’informe sur le Net une heure par jour, il a accès au monde extérieur. Il réfléchit.

Viendra un jour où un référendum sera inévitable, pour empêcher une révolution, une guerre civile, ou la continuation de cette situation. Quand ? Il faut attendre. Son objet, ce seront les limites du pouvoir du Guide suprême. Si vous limitez ses pouvoirs, le Guide suprême ne sera plus qu’un leader virtuel. En Iran, il est encore trop tôt et trop délicat pour s’attaquer frontalement au Velayat e-faqhi.

Le 11 février, M. Ahmadinejad a remporté une victoire policière sur le mouvement “vert” qui n’a pu manifester dans la rue. Quel est l’avenir du mouvement ?

Le 11 février, n’a pas été une victoire écrasante du pouvoir : il avait pris ses dispositions, déployé la police et convoqué ses supporteurs comme il l’a toujours fait.

Il faut être patient. Elections après élections, les occasions vont se multiplier pour le mouvement “vert”. Les élections n’ont longtemps été que des “outils” pour le pouvoir, pour justifier sa légitimité.

Ce ne sera plus possible à présent. Ce qui va contraindre le régime à redéfinir les règles de participation démocratique dans un sens restrictif, voire inconstitutionnel, ce qui créera une nouvelle crise. La réouverture des universités, en septembre, sera aussi une occasion pour la contestation. Mais, bien sûr, la rue ne doit pas en être le théâtre principal. Le mouvement doit être plus organisé.

Quant aux risques de radicalisation, ils existent. Mais tout le monde est d’accord qu’il faut éviter cela, car ce mouvement ne peut se le permettre. Il n’a pour lui que les masses et la conscience des masses. La patience doit devenir leur vertu : quelque chose va se produire, dans un an ou deux..

L’islam n’est-il pas en Iran la première victime de ces trente ans de despotisme religieux ?

Ma réponse est oui. Mais il y a différentes interprétations de l’islam. Celle du despotisme religieux, traditionnel, officiel est une victime de ces dernières années : à présent elle est battue en brèche, mais elle est indéfendable.

En revanche, une nouvelle interprétation de l’islam est en train d’émerger : une interprétation plus démocratique, ouverte sur la modernité et les droits de l’homme qui ne sont pas considérés comme une valeur occidentale. Certes, des gens se détournent de l’islam en raison de l’image que le régime en a donné, mais cette approche plus démocratique prend de la consistance. Le mouvement “vert” en est un symbole.

C’est important, parce que je crois qu’un gouvernement anti-islamique ou indifférent à la religion, ne peut l’emporter en Iran. C’est un fait, même si une certaine sécularisation est souhaitée entre la religion et l’Etat. A l’avenir, je ne crois pas qu’une interprétation unique et officielle de l’islam s’imposera, il y aura une forme de pluralisme, sans Guide suprême. Chacun choisira son guide spirituel.

Pourquoi certains religieux, critiques du pouvoir, ne se font pas entendre ?

Je leur ai demandé : pourquoi êtes-vous silencieux, alors que dans votre coeur vous n’appréciez pas tout ce que fait le pouvoir actuel, vous qui vous étiez levés contre le chah en 1979 ? Savez-vous leur réponse ? “Avec ce régime basé en théorie sur l’islam, nous avons certaines choses en commun. Avec le chah, nous ne partagions rien, il était donc possible de se lever.”

De plus, face au chah, les religieux avaient une réelle alternative à proposer : le système islamique, ils se sentaient puissants et capables d’inviter les gens à les suivre. Ce n’est pas le cas aujourd’hui, ils peuvent critiquer telle ou telle mesure, ils peuvent détester telle ou telle chose, mais ils n’ont pas à offrir une vision plus démocratique de l’islam. Cette vision, on la trouve chez les intellectuels, pas chez eux.

La crédibilité du clergé n’est plus ce qu’elle était, et ils le savent. Avant, les gens allaient les voir pour leur aura religieuse, ils leur baisaient les mains. Maintenant s’ils vont les voir, c’est pour la politique, parce qu’ils sont proches du pouvoir. Le clergé n’est plus respecté pour sa position religieuse. Dans un système démocratique, on ne craint pas le leader, on le respecte. Khamenei, lui, n’inspire aucun respect spontané, juste de la crainte.

La révolution islamique a-t-elle contribué à une mauvaise image de l’islam en Occident ?

Dans les sociétés musulmanes, l’impact de la révolution a été que l’islam pouvait être utilisé pour faire une révolution. C’est une force qu’on ne peut ignorer. Le mouvement “vert” tente de le montrer aujourd’hui, dans sa promotion d’un islam démocratique.

Dans les sociétés occidentales, le regard n’a pas toujours été impartial, on a attribué à l’islam des désordres qui relevaient en Iran seulement du processus révolutionnaire comme on a pu le voir ailleurs. Il y a eu une démonisation de l’islam. Et ce qui s’est passé ces derniers mois en Iran ajoute à cette démonisation. Mais il ne faut pas voir ce pays juste à travers le prisme de son gouvernement.

L’Iran, c’est aussi une société très dynamique. On ne le voit pas assez. En dépit de la répression, énormément de livres y sont publiés et beaucoup de films y sont réalisés. C’est bon signe.

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A propos d’Abdol Karim Sorouch

Penseur révolutionnaire, devenu une des grandes figures de la dissidence, cet intellectuel atypique, né à Téhéran en 1945, est venu à la philosophie après des études de pharmacologie au Royaume-Uni. Rentré au pays, il soutiendra les débuts de la République islamique en 1979, dont il sera membre du conseil culturel de la révolution. Professeur renommé à l’université de Téhéran, il va vite afficher une approche très critique de l’islam en politique. Il perd son poste et s’exile, il y a dix ans, vers l’Allemagne et les Etats-Unis. Depuis 2000, il est “visiting professor” à Harvard et a enseigné à Yale et Princeton. Il est l’auteur de nombreux ouvrages sur la philosophie des sciences ou de la loi islamique. Sa conception d’un islam moderne en fait une des voix du mouvement de contestation qui secoue l’Iran depuis des mois.

 

Article paru dans l’édition du 02.03.10

 

Source: Le Monde.fr

Article paru dans l’édition du 02.03.10
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